Un bel extrait de... Réparer les vivants
- Violette Perrin
- 27 mars 2017
- 2 min de lecture

Quel est le sujet de Réparer les vivants ? La jeunesse, l'amour, le don d'organe ou encore la mort? Un peu tout cela à la fois. Mais c'est avant tout un roman sur le cœur, au sens propre comme figuré, le cœur de Simon Limbres qui bat toujours, malgré le décès du jeune homme. Dans cet extrait, Maylis de Kerangal, par les yeux d'un médecin, met les mots sur la cruelle réalité de cette mort qui ressemble pourtant tant à la vie.
« Révol les maintient dans son champ de vision, il les cerne, le regard comme un objectif qu'il promène sur leur présence, ces deux-là sont un peu plus jeunes que lui, des enfants de la fin des années soixante, ils vivent dans un coin du globe où l'espérance de vie, élevée, ne cesse de s'allonger encore, où la mort est soustraite aux regards, effacée des espaces quotidiens, évacuée à l'hôpital où elle est prise en charge par des professionnels. Ont-ils seulement déjà croisé un cadavre ? Veillé une grand-mère, ramassé un noyé, accompagné un ami en fin de vie ? Ont-ils vu un mort ailleurs que dans une série américaine Body of Proof, Les experts, Six Feet Under ? Révol, lui, aime zoner de temps à autre dans ces morgues télévisuelles où déambulent urgentistes, médecins légistes, croque-morts, thanatopracteurs et cadors de la police scientifique parmi quoi un bon nombre de filles sexys et perchées – le plus souvent une créature gothique exhibant à tout bout de champ un piercing lingual ou une blonde classieuse mais bipolaire, toujours assoiffée d'amour –, il aime écouter tout ce petit monde tchatcher autour d'un macchabée étendu de tout son long en travers de l'image bleutée, échanger des confidences, se draguer sans vergogne voire travailler, formulant des hypothèses un poil brandi au bout d'une pince, un bouton scruté à la loupe, un prélèvement de muqueuse buccale analysé sous la lentille d'un microscope, puisqu'il faut toujours que l'heure tourne, que la nuit s'accomplisse, puisqu'il est toujours urgent d'élucider les traces inscrites dans l'épiderme, de s'essayer à un déchiffrage de la chair qui saurait dire si la victime sortait en boîte, buvait du whiskey, avait peur du noir, se teignait les cheveux, manipulait des produits chimiques, multipliait les relations sexuelles avec différents partenaires ; oui, Révol aime quelquefois visionner ces épisodes, quand pourtant, selon lui, ces séries ne disent rien de la mort, le cadavre a beau occuper toute la focale, asphyxier l'écran, observé, fractionné, retourné, c'est un simulacre, et tout se passe comme si, tant qu'il n'avait pas livré tous ses secrets, tant qu'il demeurait une potentialité – narrative, dramaturgique -, il tenait la mort à distance. »
Réparer les vivants, Maylis de Kerangal (Verticales)
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