Cinq questions à... Laurent Mauvignier
- Edgar Dubourg
- 9 déc. 2016
- 5 min de lecture

La première question concerne le « on » qui est, je trouve, un mot passionnant en littérature. Lorsque vous l’utilisez, est-ce naturellement que ce pronom s’impose dans le texte, dans la phrase ? Comment l’interprétez-vous et quel sens a-t-il pour vous ? Englobe-t-il seulement Sybille et Samuel, la mère et le fils, les personnages de votre roman, ou est-ce un moyen d’inclure également le lecteur, le narrateur ou même l’auteur, vous-même – et donc de vous intégrer dans le texte ?
J’ai longtemps écrit mes livres en passant par la première personne, sous une forme monologuée, cherchant à entrer dans le cerveau de mon personnage, de voir le monde, les autres, de ressentir la vie à travers le prisme d’un présent, d’une action, mais en jouant sur les perceptions et sur la mémoire. Depuis quelques livres, en glissant à la troisième personne, il me reste quelque chose de cette façon de vouloir coller au personnage et à sa vision, de vouloir impliquer le lecteur, et moi-même aussi, en écrivant, comme si nous étions tous embarqués dans la même vision, dans le même mouvement, la même histoire. Pas de doute pour moi, ce ON, s’il est celui du duo que forment Sybille et Samuel, est aussi celui qui formait le groupe d’appelés en Algérie dans Des hommes. Mais c’est bien sûr aussi une façon d’impliquer le lecteur, de l’intégrer dans le mouvement de l’écriture et de m’y intégrer aussi, parce que je crois qu’un roman, c’est d’abord le partage d’une expérience, pour l’auteur et le lecteur.
J'ai l'impression que vous privilégiez souvent les actions aux réflexions, et l'on apprend à connaître vos personnages aussi avec leurs gestes, leurs façons de faire, leurs mouvements. « Elle se précipite vers le four, l'éteint et cherche la manique qui devrait être sur le plan de travail mais n'y est pas, elle cherche, trouve, ouvre la porte du four et doit reculer pour éviter le nuage de buée brûlante. » J'ai relevé cette phrase pour illustrer cela, car cette recherche de la manique est, en apparence, « inutile » au déroulement de l'intrigue et même, on pourrait penser, à la construction de la psychologie du personnage. Et pourtant, cette phrase, je trouve, en dit beaucoup sur le personnage de la mère, qui devient d'un coup plus réelle, incarnée et unique. Pouvez-vous réagir à cette opposition entre actions et pensées – opposition vaine bien sûr, car les deux composent le personnage, mais qui permet d'approcher théoriquement votre manière d'élaborer, de penser et surtout d'imaginer vos personnages ?
Tous ces mouvements, ces descriptions, évidemment, pourraient être inutiles si on les percevait uniquement comme des « effets de réel », un peu comme Barthes en a parlé. Je vous conseille, si vous ne l’avez pas lu, le court livre de J. Rancière qui s’appelle Le fil perdu, où il revient sur ces questions et montre combien les descriptions, les mouvements comme ceux-là ne sont pas de simples effets de littérature, mais peut-être la littérature elle-même, puisque c’est par ce mouvement que la phrase peut s’élancer, que la puissance d’une évocation devient possible, qu’une présence d’un personnage, mais aussi de tout ce qu’il va vivre et qu’il porte – l’épaisseur de son passé, l’opacité de ses motivations, etc – va pouvoir prendre vie, s’animer, s’élancer et se complexifier.
Vous avez choisi de faire de votre narrateur un narrateur omniscient qui sait les pensées des personnages, ce qui fait que le lecteur connaît les causes des nombreux malentendus qui restent souvent obscurs aux deux personnages, n'ayant évidemment accès qu'à leurs propres réflexions et ne discutant que très peu entre eux. Était-ce un choix conscient ? Auriez-vous pu mener le même récit en vous focalisant sur les pensées d'un seul personnage ou pensez-vous plutôt, comme je le crois, que la qualité du récit repose en parti sur cette succession des pensées intimes qu'ont la mère et le fils – notamment l'un sur l'autre ?
Pour moi, c’est un autre moteur de l’écriture, en tout cas dans ma pratique, dans la petite mécanique qui est la mienne pour relancer en permanence les dés d’un récit : écrire une version d’un fait, d’une idée, me focaliser sur un personnage par le regard d’un autre. Et puis ne rien faire, attendre des heures, laisser parfois une nuit, une insomnie, et attendre que l’autre reprenne cette situation, ces assertions, et retisse les choses dans un autre sens, ou alors les prolonge en les modifiant, les décalant, les précisant ou au contraire en les détruisant. Tous mes livres, je crois, fonctionnent comme ça, et ils le peuvent avec même un seul personnage – par exemple dans Apprendre à finir, une femme peut se lancer dans un projet fou et voir en quoi tout est impossible dans ce projet, elle peut passer d’une pensée à l’autre, comme une parole qui danserait avec elle-même, en alternant et en assumant le rôle d’un partenaire et puis de l’autre, dans des mouvements contradictoires mais qui à la fin s’enrichissent et se complètent.
J’aimerais que vous réagissiez à la définition d’Alain Robbe-Grillet du Nouveau Roman : « Dans un roman traditionnel du XIX ou un roman moderne fait à la mode du XIX, il semble que l’histoire soit constituée d’avance, que, quand le romancier se met à écrire, les personnages existent déjà, avec leur carte d’identité, leur caractère, leur état civil, et que ils sont déjà aux prises avec des aventures qui en un certain sens sont déjà terminé quand le livre commence. C’est pour cela que ces livres sont écrits au passé simple, qui est la narration de l'histoire. Dans le nouveau roman tel que je le conçois, l’histoire est continuellement en train de se constituer dans le livre même. » Comment vous-même élaborez-vous votre histoire ? À quel point les personnages et l’intrigue sont construits dans votre esprit avant la phase d’écriture ?
C’est une question très importante, parce qu’une partie de la littérature qui se fait, est en effet morte, morte de son vivant, ne faisant intervenir des histoires et des personnages que comme des fantômes, alors que tout, en effet, est joué, d’où le passé simple. Pour moi, ce temps est impossible, ou alors avec une sacrée ironie ! L’histoire d’un personnage je la découvre en l’écrivant, le passé et le présent font partis d’un même présent, le passé n’existe pas en littérature, c’est-à-dire que tout doit être vécu comme s’il surgissait, qu’il advenait, et la mémoire, le passé, sont actifs, Proust et Claude Simon l’ont démontré, je crois, mieux que personne. J’écris des romans, des livres dont j’espère que tout le monde peut les lire, mais pour autant, il me semble important d’avoir ce minimum d’exigence qui consiste à rendre chaque mouvement très vivant, très alerte, et faire comprendre que tous les moments d’une vie comptent de la même manière : le moment où l’on en parle est le moment où ça doit exister. Car le seul lieu de vie dans l’écriture, c’est l’écriture elle-même.
Enfin, la dernière question est la même pour tous les écrivains que nous interrogeons : qu’y a-t-il de vous dans votre roman ?
Si je ne m’en tiens qu’aux personnages : beaucoup d’hypothèses de moi-même, des possibilités de qui j’aurais pu être, que je n’ai pas été parce que, pour un hasard infime, tout a été autrement. Mais je pense que je suis aussi une femme en puissance, que l’enfant et l’adolescent que j’ai été ne sont pas morts, que je suis potentiellement des corps étrangers, des vieillards qui m’attendent, et qu’il s’agit parfois de faire advenir – non pas revenir comme on fait revenir des souvenirs – mais faire vraiment advenir ces hypothèses, et les amener à se réaliser, même à travers la fiction. Je ne suis pas eux, mais c’est l’épaisseur d’un papier à cigarette qui en a voulu autrement, et je crois que je les entends, de l’autre côté de cette feuille de papier à cigarettes, qui me demandent si je ne peux pas prendre le temps d’écouter leur histoire.
Un grand merci à l'auteur pour ces très belles réponses.
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