Pourquoi faut-il lire... Babylone
- Edgar Dubourg
- 29 nov. 2016
- 2 min de lecture

Yasmina Reza, dans Babylone, réussit un exploit : construire un récit avec ce qui est traditionnellement évité ou déconseillé, écrire en oubliant les codes qui facilitent la lecture, renverser ce qui représenterait des défauts dans d’autres ouvrages. Et parvenir à ce roman intelligent et intelligible, et en cela étonnant.
L’une des premières règles que l'on pourrait énoncer, afin d'éviter de perdre le lecteur, est de ne pas multiplier à outrance les personnages. Le lecteur a souvent peur d’oublier les prénoms, peine à imaginer des visages, oublie les caractéristiques et les traits de caractère de chacun, si jamais ils s'avèrent trop nombreux. Yasmina Reza fait fi de cette règle relève le défi : dans la première partie du roman la narratrice nous raconte une soirée qu’elle a organisée, avec de nombreux invités, de nombreux couples, nous les présente à tour de rôle et à tour de bras. Étrangement, on s’y retrouve. On se demande comment, quelles phrases ont permis d’inscrire chaque personnage dans notre esprit et notre imagination. Ce qu’on constate c’est qu’après la soirée on a cette vague impression d’y avoir participé, de connaître les gens qui étaient présents, et chaque nom est associé à quelqu’un de tangible.
Une autre règle, ou un autre conseil d’écriture qu’on entend souvent : raccourcir, enchaîner, ne pas imposer au lecteur une scène trop longue, trop lente. Yasmina Reza écrit un roman autour d'un événement, une seule soirée, avec une unité de temps et de lieu. Avec cette contrainte qu’on pourrait presque croire extraite d’un exercice de l’Oulipo, Yasmina Reza nous tient en haleine, nous retient de refermer le livre, nous empêche d’arrêter la lecture. Un pari réussi.
On conseillerait également, pour construire un récit fluide, de ne pas faire trop d’allers-retours dans le passé, de ne pas accumuler les digressions qui perdent souvent le lecteur au milieu d’une réflexion sans rapport évident avec l’histoire. Au contraire de cela, l’auteur construit tout son roman autour de souvenirs et de pensées de la narratrice qui raconte la soirée en construisant des brèches et des ponts entre plusieurs époques, en laisser la mémoire du personnage faire remonter de l’oubli les anecdotes les plus folles sans lien avec l’intrigue, a priori. Pourtant, ce sont ces nombreuses digressions qui construisent les personnages et qui, paradoxalement, rendent le récit fluide et cohérent.
Enfin, n’importe quel auteur trouverait une parade pour ne pas avoir à raconter deux fois la même scène. La police décide de reconstituer un meurtre déjà raconté ? On le dit en une phrase, on utilise l’ellipse pour éviter de tout raconter une seconde fois. Yasmina Reza refuse la simplicité et réussit là une prouesse : dérouler une scène que l’on vient de lire. La narratrice raconte à nouveau les faits aux policiers et refait à nouveau les moindres gestes que le lecteur connaît déjà. Et pourtant cela reste captivant. Et pourtant on se surprend à tourner les pages jusqu’à effleurer la dernière, vérifier que c’est la dernière, et souffler d’un coup pour évacuer la pression et l’angoisse accumulées durant la lecture, en comprenant soudain qu’on retient ce souffle depuis 219 pages.
Babylone, Yasmina Reza (Flammarion)
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