Un bel extrait de... La maison de rendez-vous

« Nous vivons dans un monde d'objets où à chaque instant ce qui se passe dans notre tête est représenté pour nous, fonctionne pour nous, sous forme d'objet. » C'est cela que répondait Robbe-Grillet lorsqu'on l'interrogeait sur ses longues descriptions précises et raffinées. On comprend dans cet extrait que ces détails sont l'essence du roman en train de s'écrire, en train de se constituer dans le livre même.

« Dehors, la chaleur est étouffante. Parfaitement immobile dans la nuit moite, comme figé au milieu d'une matière solide, le feuillage finement découpé des bambous s'avance au-dessus de l'allée, éclairé par la lumière incertaine qui vient du perron de la villa et se détachant sur un ciel tout à fait obscur, dans le bruit fixe et strident des cigales. A la porte du parc il n'y a pas de taxi, mais plusieurs pousse-pousse qui stationnent en ligne le long du mur de clôture. Le coureur qui tire le premier de la file est un petit homme chétif, vêtu d'un bleu de mécanicien ; il propose ses services en une langue incompréhensible, qui doit être une imitation d'anglais. Sous la capote de toile en auvent, conservée en prévision des pluies soudaines, très fréquentes à cette époque de l'année, le siège est garni d'un coussin collant et dur, dont la moleskine crevée laisse échapper son rembourrage par un des angles : une matière riche, agglomérée en mèches raides, imprégnées d'humidité.

Le centre de la ville dégage, comme d'habitude à cette heure-ci, une odeur douce d'œufs pourrissants et de fruits trop mûrs. La traversée par le bac de Kowloon n'apporte aucune fraîcheur, et, de l'autre côté de l'eau, les pousse-pousse qui attendent en file sont identiques, peints du même rouge éclatant, avec les mêmes coussins de toile cirée ; cependant les rues sont plus larges et plus propres. Les rares piétons qui circulent encore, çà et là, au pied des buildings, sont presque tous vêtus à l'européenne. »

La maison de rendez-vous, Alain Robbe-Grillet (Minuit)

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