Un bel extrait de... Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier
- Violette Perrin
- 6 oct. 2016
- 2 min de lecture

Que faire de nos souvenirs d'enfance, à la fois éloignés et indistincts, et en même temps si nets et si réels ? C'est à travers l'écriture que le personnage de Patrick Modiano essaie de rappeler à lui son passé, et l'émotion contenue dans ce simple extrait nous permet de comprendre pourquoi cet auteur a reçu le Prix Nobel de Littérature 2014.
« Il n'avait écrit ce livre que dans l'espoir qu'elle lui fasse signe. Écrire, c'était aussi, pour lui, lancer des appels de phare ou des signaux de morse à l'intention de certaines personnes dont il ignorait ce qu'elles étaient devenues. Il suffisait de semer leurs noms au hasard des pages et d'attendre qu'elles donnent enfin de leurs nouvelles. Mais dans le cas d'Annie Astrand, il n'avait pas cité son nom et il s'était efforcé de brouiller les pistes. Elle ne pouvait se reconnaître dans aucun des personnages. Il n'avait jamais compris que l'on introduise dans un roman un être qui avait compté pour vous. Une fois qu'il s'était glissé dans le roman comme on traverse un miroir, ils vous échappait pour toujours. Il n'avait jamais existé dans la vraie vie. On l'avait réduit à néant... Il fallait procéder de manière plus subtile. Ainsi, dans Le Noir de l'été, la seule page du livre qui pouvait attirer l'attention d'Annie Astrand, c'était la scène où la femme et l'enfant entrent dans une boutique Photomaton du boulevard du Palais. Il ne comprend pas pourquoi elle le pousse dans la cabine. Elle lui dit de regarder fixement l'écran et de ne pas bouger la tête. Elle tire le rideau noir. Il est assis sur le tabouret. Un éclair l'éblouit et il ferme les yeux. Elle tire de nouveau le rideau noir, et il sort de la cabine. Ils attendent que les photos tombent de la fente. Et il doit recommencer parce qu'il a les yeux fermés sur les photos. Ensuite, elle l'avait emmené boire une grenadine dans le café voisin. Cela s'était passé comme ça. Il avait décrit la scène avec exactitude et il savait que ce passage ne correspondait pas au reste du roman. C'était un morceau de réalité qu'il avait fait passer en fraude, l'un de ces messages personnels que l'on lance dans les petites annonces des journaux et qui ne peuvent être déchiffrés que par une seule personne. »
Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier, Patrick Modiano (Gallimard)
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