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Explorons en profondeur... Rousseau et le moi

  • Alice Mugierman
  • 27 juin 2016
  • 15 min de lecture

Jean-Jacques Rousseau est un philosophe et écrivain majeur du XVIIIème siècle, souvent associé au mouvement des Lumières. Ceux-ci, pour faire simple, soutiennent le progrès et rejettent l’Église. Et pourtant, chez Rousseau, on retrouve un pessimisme presque total et une foi chrétienne indéniable. Cela lui vaudra l’exclusion et les nombreux coups bas de ses anciens amis, dont le philosophe Voltaire.


Homme sensible, les événements difficiles de sa vie se retrouvent transposés dans sa pensée philosophique : trahi et accablé, sans défense, la société deviendra son ennemie. En réalité, Rousseau est assez éloigné de ce que l’on imagine au premier abord : c’est bien sûr un penseur, mais il fuit à tout prix la société et ses hommes, qu’il considère comme mauvais, pour se réfugier dans la solitude et la nature. On pense au bonheur de l’homme primitif, hors de toute société, qu’il dépeint dans son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes. Dans cet essai, il parle de la propriété comme le point de départ de la société, mais aussi des inégalités, des vices – ambition, jalousie, tromperie, avarice – et donc des conflits. Ainsi, selon lui : « La nature a fait l'homme heureux et bon, mais la société le déprave et le rend misérable ». Rousseau pense que le seul moyen de trouver l’idéal du vrai philosophe, la sagesse et la vérité, est de savoir « en quoi consiste le moi humain » (Lettres morales).


L’écrivain est donc partisan de l’exploration de soi : étudier le moi humain, c’est permettre aux hommes de faire surgir leurs sentiments naturels – oubliés avec la société – qui mènent à la sagesse. Pour résumer : la sagesse est conforme à la nature de l’homme lorsque ce dernier n’est pas corrompu par la société. Rousseau garde cette logique à l’esprit lorsqu’il rédige ses différentes œuvres autobiographiques, comme les Confessions ou les Dialogues ou Rousseau juge de Jean-Jacques. Il s’explore, à travers des souvenirs, sa pensée, sa manière de vivre et en dévoilant in fine ses sentiments les plus intimes. Dans les Rêveries du promeneur solitaire qu’il écrit à la fin de sa vie – et alors qu’il passait la plupart de son temps seul – Rousseau dit dès la première promenade qu’il va se questionner sur lui-même : « détaché d'eux et de tout, que suis-je moi-même ? Voilà ce qui me reste à chercher ». Son but est d’aboutir à une connaissance stable, liant vérité et bonheur :


« S’étudier soi-même, porter au fond de son âme le flambeau de la vérité, d’examiner une fois tout ce qu’on doit penser, sentir et croire pour être heureux autant que le permet la condition humaine. » (Lettres morales)


Mais Rousseau souligne la difficulté de cette démarche : il faut de longues heures de réflexion, être solitaire et transcender nos habitudes sociales qui poussent à agir et penser selon autrui.


Les sentiments qui apparaissent grâce à l’exploration de soi sont naturels, primitifs, universels : « l’amour de soi-même, la crainte de la douleur et de la mort, et le désir du bien-être » (Lettres morales). Ce sont trois sentiments instinctifs qui poussent chaque homme à rester en vie. Attention, l’amour de soi-même n’est pas de l’orgueil : Rousseau les oppose dans son Discours sur l’origine et les fondements des inégalités parmi les hommes. Le premier concerne l’homme sans égard pour autrui et est donc naturel ; le second est un sentiment de supériorité par rapport aux autres, appelé « amour propre », et est construit socialement. Rousseau a renoncé à son amour propre pour revenir aux sentiments naturels, et il ne prête aucune attention à l’opinion des autres :


« Je fais la même entreprise que Montaigne, mais avec un but tout contraire au sien : car il n'écrivait ses Essais que pour les autres, et je n'écris mes rêveries que pour moi. » (Rêveries du promeneur solitaire)

L’écrivain renonce à se mettre en représentation devant les autres parce que cela l’empêche d’être véritablement lui-même. Dans le roman épistolaire Julie ou la Nouvelle Héloïse, à travers la voix de Saint-Preux, Rousseau propose une certaine philosophie de vivre : « Pour nous qui voulons profiter de nos connaissances, nous ne les amassons point pour les revendre ». Il insiste sur l’enrichissement – non matériel – de soi en dépit des autres : on apprend pour soi seulement. C’est le principe de l’amour de soi.


L’exploration du « moi humain » permet à la conscience de se manifester. C’est « un jugement secret que [nous] port[ons] sans y penser sur les actions de [notre] vie et sur les objets de [nos] désirs » (Lettres morales). En effet, pour vivre en harmonie avec soi-même, on juge son propre comportement pour ne pas se sentir coupable ou s’en vouloir plus tard. La conscience permet donc de diriger sa vie, mais aussi de réfléchir à ses actions passées. Si elle juge une action passée comme mauvaise, ce que Rousseau appelle le « cri des remords » (Lettres morales) apparaît et punit les méfaits en secret. Il raconte dans les Confessions un mensonge fait dans sa jeunesse : après avoir volé un ruban et s’être fait prendre, il dénonce une servante, Marion, qui se fait renvoyer. L’auteur en a gardé un souvenir terrible jusqu’à la fin de sa vie :


« Un mensonge affreux fait dans ma première jeunesse, dont le souvenir m’a troublé toute ma vie et vient, jusque dans ma vieillesse, contrister encore mon cœur. » (Rêveries du promeneur solitaire)


Rousseau pense aussi que la conscience, c’est-à-dire l’âme, nous élève car elle nous pousse à agir de manière juste et vertueuse. C’est un organe primordial du « moi humain » :


« Conscience, conscience, instinct divin, voix immortelle et céleste, guide assuré d’un être ignorant et borné mais intelligent et libre, juge infaillible du bien et du mal […] ; c’est toi seule qui fais l’excellence de ma nature. » (Lettres morales)


Rousseau pense que la conscience est naturelle, commune à chaque homme, inscrite à la base de chacun :


« Vous trouverez partout les mêmes idées de justice et d’honnêteté, partout les mêmes principes de morale, les mêmes notions du bien et du mal. […] Il est donc au fond de toutes les âmes un principe inné de justice et de vérité morale antérieur à tous les préjugés nationaux, à toutes les maximes de l’éducation […] et c’est à ce principe que je donne le nom de conscience. » (Lettres morales)


Mais l’homme social a oublié ce qui est bien ou mal, il n’agit qu’en fonction de son profit et des jugements d’autrui, ce qui le rend peu à peu vicieux. Cela arrive uniquement à cause de la société, qui le dirige selon des sentiments non naturels. La conscience est donc quelque chose d’universel, commun à tous. Pour la réveiller, il faut réfléchir sur soi :


« Sitôt qu’on veut rentrer en soi-même, chacun sent ce qui est bien, chacun discerne ce qui est beau ; nous n’avons pas besoin qu’on nous apprenne à connaître ni l’un ni l’autre. » (Julie ou La Nouvelle Héloïse)


La recherche de la vérité a aussi son rôle pour atteindre la sagesse. Rousseau dit dans sa Lettre à d’Alembert :


« Vitam impendere vero [consacrer sa vie à la vérité] : voilà la devise que j’ai choisie, et dont je me sens digne ».


Jean Starobinski, dans J-J Rousseau. La Transparence et l’obstacle, écrit que Rousseau rêve de transparence totale et de communication directe entre les consciences, sans mensonge social, et pour cela, il va jusqu’à s’exiler. En effet, dans les Confessions, Rousseau raconte :


« Enfoncé dans la forêt, […] je faisais main basse sur les petits mensonges des hommes, j’osais dévoiler à nu leur nature, suivre le progrès du temps et des choses qui l’ont défigurée ».


Il dévoile donc « à nu [la] nature » des hommes, c’est-à-dire qu’il veut, au-delà de la rechercher, exposer la vérité. Cela semble être un but de l’œuvre et même de la vie de l’écrivain :


« Le seul Jean-Jacques me parut chercher la vérité avec droiture et simplicité de cœur. Lui seul me parut montrer aux hommes la route du vrai bonheur en leur apprenant à distinguer la réalité de l’apparence, et l’homme de la nature de l’homme factice et fantastique que nos institutions et nos préjugés lui ont substitué. » (Dialogues)


La vérité dont Rousseau parle est bien sûr liée au « moi humain » car elle dirige l’homme :


« La vérité générale et abstraite est le plus précieux de tous les biens […] c’est par elle que l’homme apprend à se conduire, à être ce qu’il doit être, à faire ce qu’il doit faire, à tendre à sa véritable fin. » (Rêveries)


Elle aiguille l’homme, mais elle apparaît seulement lorsque celui-ci regarde en lui-même. Rousseau explique que la dépendance aux autres et à leur jugement nous aveugle et nous prive de la vérité tandis qu’elle apparait lorsque nous sommes le plus proche de notre nature, lorsque nous faisons un repli sur nous-mêmes.


Pour résumer : grâce à la conscience et la vérité, qui apparaissent par l’étude du « moi humain », l’homme devient sage, il sait quelle attitude adopter et quelle place il occupe dans le monde. Il doit être humble, c’est la première qualité que Rousseau relève dans les Lettres morales :


« La première leçon de la sagesse […]. L’humilité […]. Ne disons point dans notre imbécile vanité que l’homme est le Roi du monde ».


L’écrivain insiste sur la nécessité de reconnaître notre propre faiblesse pour devenir sage. L’altruisme contribue aussi à la sagesse : il faut penser aux autres durant le jugement de la conscience, non pas pour leur plaire comme en société, mais pour ne pas leur porter préjudice. Rousseau dit qu’« en faisant notre bien aux dépens d’autrui, nous faisons mal » (L’Emile). Il explique qu’il faut impliquer sa personne pour aider les autres, car c’est en soi-même que la satisfaction agit. Rousseau pense même que « faire du bien est le plus vrai bonheur que le cœur humain puisse goûter » (Rêveries).


La sagesse apparait à l’échelle d’une vie entière : la conscience juge le présent mais aussi le passé sans tendresse. Rousseau dit lui-même : « je me juge moi-même avec autant de sévérité peut-être que je serai jugé par le souverain juge après cette vie » (Rêveries). Se remettre en question est primordial pour découvrir la vérité et donc être sage, sinon l’homme oublie ce qui est bien et mal. Rousseau affirme qu’en repensant à ses actes, il a un nouveau regard qui montrent les objets « tels qu’ils sont réellement » (Lettres morales). L’homme sage doit persévérer tout au long de sa vie :


« La jeunesse est le temps d'étudier la sagesse ; la vieillesse est le temps de la pratiquer. » (Rêveries)


Rousseau est un personnage déstabilisant : marginal et désintéressé du monde social à la fin de sa vie, il a tout de même essayé dans un premier temps de justifier son mode de vie et de répondre à ses ennemis. C’est une critique acerbe mais raisonnée du système social.


La société est le lieu où l’on est détourné de soi en permanence, selon Rousseau. Voilà pourquoi on ne peut y atteindre la sagesse. L’homme sage regarde en lui-même pour lui-même ; l’homme social se regarde à travers les autres. En effet, vivre en société, c’est être au centre d’un réseau de relations interdépendantes. Autrui devient le principal intérêt de l’homme social. Mais « plus ils se rassemblent, plus ils se corrompent » dit Rousseau dans L’Emile. A l’état de nature, les hommes sont sauvages, indépendants les uns des autres, guidés par des sentiments naturels, conformes à leur moi profond et heureux comme cela. Alors qu’en société, le bonheur est intouchable : les hommes pensent l’atteindre en comblant des désirs et des soi-disant besoins. Mais ceux-ci ne sont pas naturels à l’homme, ils sont créés par la société. Une fois accomplis, l’homme n’est pas heureux, il a de nouveaux désirs et besoins qui apparaissent. Le bonheur que les hommes sociaux connaissent n’en est pas un. L’écrivain le dit lui-même de l’époque où il vivait en ville :


« Cette vie orageuse ne me laissait ni paix au-dedans, ni repos au-dehors. Heureux en apparence […] jamais je n’étais parfaitement content ni d’autrui ni de moi-même. » (Rêveries)


De plus, le faux bonheur de société implique des inégalités : les hommes de la ville sont les seuls à capter ce bonheur futile au détriment des hommes des campagnes. Dans les Lettres morales, Rousseau écrit :


« Le luxe des villes porte dans les campagnes la misère, la faim, le désespoir, si quelques hommes sont plus heureux le genre humain n’en est que plus à plaindre […]. Quel est ce barbare bonheur qu’on ne sent qu’aux dépends des autres ? Âmes sensibles, dites le moi, qu’est-ce qu’un bonheur qui s’achète à prix d’argent ? ».


L’interdépendance des hommes les détourne d’eux-mêmes et les rend aussi vaniteux, ce qui les éloigne encore plus de ce qu’ils sont naturellement. Rousseau définit « l’amour propre » dans son Discours sur l’origine et les fondements des inégalités parmi les hommes : « un sentiment […] factice, et né dans la société, qui porte chaque individu à faire plus de cas de soi que de tout autre ». Il s’agit de se mettre en avant, de se représenter sous son meilleur jour et non pas d’être véritablement soi-même. Encore une fois, il est question des autres. L’homme social n’existe qu’en faisant impression, qu’en plaisant, qu’en faisant appel à l’opinion des autres. Cela n’amène bien évidemment pas au vrai bonheur : jouer constamment un rôle est plus dur que d’être soi-même. Dans les Lettres morales, Rousseau dit de la vanité : « à briller dans un cercle, elle fait des savants, des beaux esprits, des parleurs, des disputeurs, des heureux au jugement de ceux qui écoutent, des infortunés si tôt qu’ils sont seuls ». Dépendre de ce que les autres pensent laisse les hommes vides et ignorants :


« Otez aux savants le plaisir de se faire écouter, le savoir ne sera rien pour eux […] ils ne veulent être sages qu’aux yeux d’autrui » (Julie ou la Nouvelle Héloïse).


Rousseau pense que la société dans laquelle il vit, celle du XVIIIème, s’efforce de tout étudier et tout comprendre – c’est le siècle des Lumières – mais ce ne serait qu’une apparence. Il considère qu’il y a trop de références et de savoirs, ce qui embrouille l’homme : « à force de vous instruire vous finirez par ne rien savoir » (Lettres morales). Les vérités énoncées par tel ou tel auteur se contredisent souvent, chaque savant essayant d’établir une théorie en détruisant celle d’un autre. La connaissance est donc très instable et contradictoire malgré une apparence de progrès.


Et la philosophie (du grec philein « aimer » et sophia « sagesse ») est aux yeux de Rousseau trop « orgueilleuse et vaine » : le philosophe, perverti par la société, en représentation devant autrui, ne cherche pas le savoir suprême qu’est la sagesse. Rousseau pense que le système même de la société corrompt, puisque ceux qui sont censés être sages ne sont motivés que par leur amour propre, et ce depuis l’Antiquité :


« C’est ainsi que pensait Sénèque lui-même. “Si l’on me donnait, dit-il, la science, à condition de ne pas la montrer, je n’en voudrais point”. Sublime philosophie, voilà donc ton usage ! » (Julie ou La Nouvelle Héloïse).


Rousseau est donc paradoxalement un philosophe qui critique la philosophie, mais seulement parce que celle-ci se détourne de son objet d’étude toujours au profit de la représentation sociale.


« Qu’avons-nous acquis à tout ce vain savoir sinon des querelles, des haines, de l’incertitude et des doutes ? […] Où sommes-nous ? Que voyons-nous, que savons-nous ? Qu’est-ce qui existe ? Nous ne courons qu’après des ombres qui nous échappent. » (Lettres morales).


Par ailleurs, l’éducation de la société du XVIIIème est mauvaise selon Rousseau. On apprend aux enfants les qualités recherchées en société, empêchant l’introspection et la découverte de la sagesse. Rousseau leur oppose ce qu’il considère être la sage, précisément :


« On élève à grands frais la jeunesse pour lui apprendre toutes choses, excepté ses devoirs […] ; sans savoir démêler l’erreur de la vérité, ils posséderont l’art de les rendre méconnaissables aux autres par des arguments spécieux ; mais ces mots de magnanimité, de tempérance, d’humanité, de courage, ils ne sauront ce que c’est ; ce doux nom de patrie ne frappera jamais leur oreille. » (Discours sur les sciences et les arts)


Les hommes n’estiment pas nécessaire de s’écouter eux-mêmes, ils ont appris à s’habituer au silence de leur conscience face au bruit de la société. Par ailleurs, la société s’impose aussi face à la nature, le refuge où la conscience peut s’exprimer :


« J’allais […] chercher quelque lieu sauvage dans la forêt, quelque lieu désert où rien ne montrant la main de l’homme n’annonçât la servitude et la domination, quelque asile où je puisse croire avoir pénétré le premier et où nul tiers importun ne vînt s’interposer entre la nature et moi. » (Lettres à Malesherbes)


En effet, c’est ce que l’on ressent lorsque l’on lit Rousseau : les gens de la société, une fois pervertis, corrompent à leur tour l’endroit neutre qu’est la nature, ils la « voil[ent] » si l’on reprend le terme de l’écrivain.


« Les vapeurs de l’amour propre et le tumulte du monde ternissaient à mes yeux la fraîcheur des bosquets et troublaient la paix de la retraite. J’avais beau fuir au fond des bois, une foule importune me suivait partout et voilait pour moi toute la nature. » (Rêveries)


Il faut donc, selon Rousseau, fuir la société qui empêche d’apprendre les leçons de la conscience. Pour atteindre la sagesse, l’homme doit se réfugier dans la nature et la solitude, car seules celles-ci permettent la connaissance du « moi humain ». Il n’espère pas un retour aux origines, mais au moins un retour à la nature, pour s’en imprégner et réveiller les sentiments premiers et naturels de l’homme, le « moi humain » – amour de soi-même et pitié naturelle – qui mènent au bonheur.


« Je suis cent fois plus heureux dans ma solitude que je ne pourrais l’être en vivant avec eux [les hommes de la société]. » (Rêveries)


La nature permet la communion, l’harmonie, une fois que l’homme a quitté la société. Cette nature est familière, l’homme s’y identifie et ne forme plus qu’un avec celle-ci. Sa description exaltée montre l’indépendance que la nature permet :


« Les bois, les ruisseaux, la verdure écartent de notre cœur les regards des hommes, les oiseaux voltigeant çà et là selon leur caprice nous offrent dans la solitude l’exemple de la liberté, on entend leur ramage, on sent l’odeur des prés et des bois. » (Lettres morales)


Ce refuge impose la solitude, ce que Rousseau considère bénéfique et même nécessaire pour se connaître :


« Alors, me réfugiant chez la mère commune, j’ai cherché dans ses bras à me soustraire aux atteintes de ses enfants, je suis devenu solitaire […] parce que la plus sauvage solitude me paraît préférable à la société des méchants qui ne se nourrit que de trahisons et de haine.» (Rêveries)


La solitude est un principe fidèle à la vie de Rousseau. Il écrit les Rêveries du promeneur solitaire durant ses deux dernières années, alors qu’il s’est retiré à Ermenonville, où il se promène seul, sans contact avec les hommes corrompus. La première promenade s’ouvre sur une sorte d’engagement de l’auteur à se dépouiller de la société :


« Me voici donc seul sur la terre, n'ayant plus de frère, de prochain, d'ami, de société que moi-même […] il ne me reste plus rien à espérer ni à craindre en ce monde, et m’y voilà tranquille […] impassible comme Dieu même ».


La nature est donc utile à l’homme, la solitude l’est aussi. Longuement critiqué pour sa décision de se retirer et parfois considéré comme un lâche, Rousseau démontre que la vie en solitaire est bénéfique pour tous dans ses Lettres à Malesherbes :


« Je serais beaucoup plus inutile à mes compatriotes, vivant au milieu d’eux, que je ne puis l’être, dans l’occasion, de ma retraite ».


Cependant, Rousseau ne conseille pas la solitude complète. Il dit à Malesherbes qu’il ne faut pas renoncer à toute relation et expose ce qu’il appelle « l’intime amitié » :


« Quoique le commerce ordinaire des hommes me soit odieux, l’intime amitié m’est si chère, parce qu’il n’y a plus de devoirs pour elle. On suit son cœur et tout est fait. »


C’est une relation d’un cœur à un autre, sincère, qui préserve la liberté et l’indépendance de chacun. Rousseau donne l’exemple, dans Julie ou La Nouvelle Héloïse, de la matinée à l’anglaise : le moment intime du petit déjeuner partagé entre les maîtres de maison sans leurs domestiques. Ils peuvent ainsi profiter de leurs amis, en toute transparence des cœurs, en étant eux-mêmes, un idéal que Rousseau veut atteindre selon Jean Starobinski dans J-J Rousseau. La Transparence et l’obstacle. Dans Julie, Rousseau fait l’éloge de cette intimité :


« Réunis […], goûtant à la fois le plaisir d’être ensemble et la douceur du recueillement. […] L’amitié, sentiment vif et céleste ! […] Il est sûr que cet état de contemplation fait un des grands charmes des hommes sensibles ».


Opposé à cela, que Rousseau dénigre, il y a l’amitié mondaine, une amitié d’apparence. C’est un devoir de reconnaissance hypocrite qui empêche la liberté et l’indépendance :


« Tout bienfait exige reconnaissance ; et je me sens le cœur ingrat par cela seul que la reconnaissance est un devoir. » (Lettres à Malesherbes)


Ainsi, la nature et la solitude, qui développent le « moi humain », permettent aussi de s’approcher de la sagesse. Tout est lié. Rousseau explique cette capacité à tout comprendre, cette connaissance d’une vérité implicite, proche de la sagesse et qui apparait grâce à la solitude :


« Mais de quoi jouissais-je enfin quand j’étais seul ? De moi, de l’univers entier, de tout ce qui est, de tout ce qui peut être. » (Lettres à Malesherbes)


Rousseau explique aussi que le bonheur, ancré en soi-même, apparait avec la sagesse. L’étude de soi, et donc la sagesse, permet un état d’esprit stable, non troublé par les autres, qui entraîne « la sérénité, la tranquillité, la paix, le bonheur même » (Rêveries). En donnant « plus de confiance à la voix de la nature qu’à celle de la raison », l’homme « devient sage en dedans et heureux pour soi » (Lettres morales). Rousseau le prouve en livrant sa propre expérience :

« J’ai été sage, puisque j’ai été heureux autant que ma nature m’a permis de l’être. » (Lettres à Malesherbes)


Rousseau rejette la société car la présence d’autrui nous détourne de nous-mêmes. L’amour propre nous oblige à nous mettre en représentation face aux autres, ce qui nous empêche de voir que nous ne savons rien. Plus nous restons en société, plus nous nous éloignons de la vérité, de la sagesse et du bonheur. Ces notions sont dévoilées grâce à l’étude de soi-même, qui exclut les autres. On n’agit plus que pour nous-mêmes, selon notre conscience. On adopte alors une certaine position, humble, non égoïste et lucide. Cette conscience, mise au second plan en société, ne se révèle que grâce à la nature - modèle de bonheur et refuge – et dans la solitude, l’indifférence à la société. Ainsi, l’homme qui connaît son « moi humain », conforme à sa nature, devient sage et par là heureux aussi.


Certains disent de Rousseau qu’il était un peu paranoïaque, croyant être persécuté en permanence par la société, et c’est parfois l’impression qu’on peut avoir en le lisant. Détaché de la société, il en parle pourtant beaucoup, ce qui est assez ironique. En fait, beaucoup de ses amis lui ont tourné le dos, puis ont cherché à l’enfoncer violemment. Rousseau était simplement un homme très sensible, qui, en perdant tous ses repères, a développé une vision pessimiste de la société et des liens entre les hommes. Mais c’est un auteur remarquable, qui pense et écrit sincèrement. Dans ses derniers écrits, les Rêveries, il adopte un style presque poétique, superbe à lire.




BIBLIOGRAPHIE :



Jean-Jacques ROUSSEAU, Discours sur les sciences et les arts (essai, 1750)


Jean-Jacques ROUSSEAU, Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes (essai, 1755)


Jean-Jacques ROUSSEAU, Lettres morales (correspondance avec la comtesse Sophie d'Houdetot, 1757-1758)


Jean-Jacques ROUSSEAU, Lettre sur les spectacles ou Lettre à d'Alembert (1758)


Jean-Jacques ROUSSEAU, Julie ou la Nouvelle Héloïse (roman épistolaire, 1761)


Jean-Jacques ROUSSEAU, Lettres à Malesherbes (1762)


Jean-Jacques ROUSSEAU, L'Emile ou de l'éducation (traité d'éducation, 1762)


Jean-Jacques ROUSSEAU, Confessions (autobiographie, publication posthume de 1782 à 1789)


Jean-Jacques ROUSSEAU, Dialogues ou Rousseau juge de Jean-Jacques (publication posthume en 1782)


Jean-Jacques ROUSSEAU, Rêveries du promeneur solitaire (autobiographie, publication posthume en 1782)


Jean STAROBINSKI, J-J Rousseau. La Transparence et l’obstacle (1971), Gallimard

 
 
 

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