Un bel extrait de... La Triomphante
- Edgar Dubourg
- 11 mars 2016
- 2 min de lecture

La littérature, c'est dire ce que, tous, nous pensons, nous ressentons, c'est expliquer ce magma de sensations, d'idées, d'ébauches de réflexion avec une acuité, une vision et une sensibilité singulière. Teresa Cremisi écrit et décrit comme personne ce sentiment d'impuissance quand l'on sent les obstacles se dresser sur des chemins de vie.
« Le soulagement immense d'avoir un travail et, en plus, d'avoir conquis celui que je voulais absolument s'accompagnait ce soir-là d'un sentiment pénible. Depuis longtemps j'avais pris conscience que chaque pas en avant, chaque étape réussie, resserrait l'éventail des possibles. Chaque fois que la cible était touchée, je renonçais à des milliers d'autres choses et m'éloignais de ce que j'avais cru être un destin. C'est, je sais, très bête de le dire comme cela, mais j'avais commencé à sentir que, comme d'autres milliards de petites billes colorées, j'entrai dans un entonnoir et que plus profondément je m'y engagerais, sous les applaudissements d'un public imaginaire, plus je tournerais le dos aux idées inexprimables et vaporeuses qui avaient marqué ma jeunesse.
Longtemps je n'avais pas compris que le fait d'être une femme était comme on dit un handicap ; je ne m'étais nullement attardée sur l'évidence qu'il était difficile d'envisager un destin à la Lawrence d'Arabie en étant de sexe féminin. Je n'avais d'ailleurs eu aucune alerte à ce sujet. Mes parents ayant oublié de m'interdire quoi que ce soit, je n'avais jamais de ma vie entendu dire que je ne pouvais pas entreprendre quelque chose parce que j'étais une fille. L'enfance et l'adolescence dans une ville du Moyen-Orient assoupie dans une torpeur trompeuse ne pouvaient pas m'ouvrir les yeux là-dessus : la différence homme-femme était masquée par la vraie division qui était sociale ; on naissait ou parmi les soi-disant Occidentaux nantis ou parmi le peuple qui vivait à peu près comme dans la Bible. Quant à mes études chez les bonnes sœurs dans des classes non mixtes, en me privant de la confontration physique et intellectuelle avec les garçons, elles m'avaient paradoxalement encouragée dans ce qu'il faut bien appeler une extravagante méprise. »
La Triomphante, Teresa Cremisi (Équateurs)
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