Un bel extrait de... Belle du Seigneur
- Manon Berriche
- 7 mars 2016
- 2 min de lecture

Le grand roman de l'amour qu'est Belle du Seigneur nous ouvre les champs de compréhension des sensations enfouies et inexplicables auparavant ! Cet extrait s'empare du mythe du coup de foudre pour le rendre aussi réel qu'une belle étincelle.
« Il lui avait dit lui-même qu’elle n’avait rien à craindre, qu’il voulait seulement lui parler et qu’il partirait ensuite. Mais quoi, c’était un fou, il pouvait devenir dangereux. Brusquement, il se retourna, et elle sentit qu’il allait parler. Oui, faire semblant de l’écouter avec intérêt.
— Au Ritz, un soir de destin, à la réception brésilienne, pour la première fois vue et aussitôt aimée, dit-il, et de nouveau ce fut le sourire noir où luisaient deux canines. Moi, pauvre vieux, à cette brillante réception ? Comme domestique seulement, domestique au Ritz, servant des boissons aux ministres et aux ambassadeurs, la racaille de mes pareils d’autrefois, du temps où j’étais jeune et riche et puissant, le temps d’avant ma d’échéance et misère. En ce soir du Ritz, soir de destin, elle m’est apparue, noble parmi les ignobles apparue, redoutable de beauté, elle et moi et nul autre en la cohue des réussisseurs et des avides d’importances, mes pareils d’autrefois, nous deux seuls exilés, elle seule comme moi, et comme moi triste et méprisante et ne parlant à personne, seule amie d’elle-même, et au premier battement de ses paupières je l’ai connue. C’était elle, l’inattendue et l’attendue, aussitôt élue en ce soir de destin, élue au premier battement de ses longs cils recourbés. Elle Boukhara divine, heureuse Samarcande, broderie aux dessins délicats. Elle, c’est vous [...]. Les autres mettent des semaines et des mois pour arriver à aimer, et à aimer peu, et il leur faut des entretiens et des goûts communs et des cristallisations. Moi, ce fut le temps d'un battement de paupières. »
Belle du Seigneur, Albert Cohen (Gallimard)
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