Un bel extrait de... La vie des elfes
- Edgar Dubourg
- 18 févr. 2016
- 2 min de lecture

Voilà une écriture lourde, longue, emphatique, qui réussit le tour de force de paraître simple et claire, dénichant dans le détail et la précision une certaine puissance révélatrice. Ici, la description d'une table à manger qu'on se surprend à contempler, dans son imagination, comme on observerait un tableau.
« Eugénie revoit à présent la table telle que la veille, alors qu'elle est la dernière à s'en aller après avoir étouffé la lampe ; elle goûte la quiétude de la salle encore tiède où une famille heureuse a pris plus tôt son dîner ; elle s'attarde sur les recoins obscurs que le faible éclairage pare de quelques perles de lumière ; et son regard revient à la table où il n'y a plus qu'un verre d'eau à côté d'une cafetière et de trois gousses d'ail oubliées. Alors elle comprend que Maria, qui traverse parfois le foyer aux heures sombres du sommeil, est venue dans la nuit et a changé les gousses de place – quelques centimètres – et le verre d'eau aussi – des millimètres plutôt – et que cette translation infime de cinq éléments triviaux a entièrement changé l'espace et, d'une table de cuisine, engendré une peinture vivante. Eugénie sait qu'elle n'a pas les mots parce qu'elle est née paysanne ; elle n'a jamais vu de tableau hors ceux qui ornent l'église et racontent l'Histoire sainte, et ne connaît d'autre beauté que celle des vols d'oiseaux et des aurores printanières, des sentiers de bois clairs et des rires d'enfants aimés. Mais elle sait d'une certitude d'airain que ce que Maria a accompli avec ses trois gousses d'ail et son verre est un arrangement de l'œil qui courtise le divin, et elle remarque alors qu'en sus des changements dans la disposition des choses, il y a un ajout que le tour du soleil lui révèle à l'instant et qui est une brisure de lierre posée juste à côté du verre. C'est parfait. »
La vie des elfes, Muriel Barbery (Gallimard)
Comments