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Cinq questions à... Gaëlle Josse

  • Edgar Dubourg
  • 16 févr. 2016
  • 5 min de lecture

La première question concerne la trame littéraire. Deux époques : la conception d’une peinture en 1639, et l’effet que produit la vision de cette même peinture sur une femme et sur ses souvenirs, en 2014. Comment vous est venue l’idée de jouer sur ces deux tableaux : le décalage de deux âges différents, et surtout de deux approches de l’art différentes – la conception et l’interprétation ?


La trame narrative du livre correspond à une réalité éprouvée. C’est l’histoire d’un saisissement, le mien, devant le visage de cette jeune fille sur ce tableau, alors que j’étais entrée, comme la narratrice, dans ce musée un peu poussiéreux, simple refuge pour passer quelques heures entre deux trains. Cette expression pleine de tendresse, d’attention un peu inquiète est pour moi le regard que l’on porte sur celui, celle qu’on aime.


Et par un étrange court-circuit, il a mis en route le processus de la mémoire, une histoire personnelle est remontée à la surface avec une très grande violence. Puis l’imaginaire se mêle au vécu, la fiction dilate le souvenir, et donne la parole à cette femme qui va se délivrer de souvenirs toxiques, d’une blessure enfouie et toujours ouverte, en adressant enfin à cet homme les mots qu’elle ne lui a jamais dit.


Parallèlement, j’ai été fascinée par le tableau entier, par l’atmosphère sensuelle, charnelle, érotique, entre cette jeune fille et cet homme presque nu devant elle, tous les deux immergés dans leur nuit. C’est alors que j’ai pensé au peintre, dans son processus de création, dans la tension, dans les contradictions qui existent entre l’homme et l’artiste, entre le père et l’artiste, et tout un jeu de regards, de miroirs se met en place. Et entre le geste du peintre et celui de l’écrivain, que des similitudes ! Un monde émerge du néant, c’est le mystère de l’acte de création. Puis les deux histoires se répondent, allers-retours entre passé et présent, et l’art vient nous questionner dans notre vie intime, c’est toute sa force.


Il y a donc l’histoire du peintre Georges de La tour créant Saint Sébastien soigné par Irène, et l’histoire de cette femme moderne qui, près de quatre siècles plus tard, face au tableau, adresse à son amour perdu les mots qu’elle n’a jamais su formuler. Ces deux histoires s’élaborent en parallèle, intimement, à la première personne. Se greffe, dans l’histoire du peintre, la voix singulière de Laurent, l’apprenti, également avec cette fameuse première personne – le « je ». Ce personnage, que j’ai par ailleurs adoré, m’intrigue, précisément parce qu’il n’était peut-être pas « essentiel » au récit. Pourquoi avez-vous voulu lui donner tant d’importance ? Quelle est l’histoire de l’élaboration de ce personnage ?


Cette troisième voix, celle de l’apprenti du peintre, qui se voit confier la copie de ce tableau, s’est imposée très vite. Le tableau du musée est en fait une copie d’un original perdu. Cette simple mention au-dessous du cadre a immédiatement ouvert des fenêtres dans mon imaginaire.


J’ai imaginé ce jeune garçon, particulièrement doué, orphelin de la guerre de Trente ans, recueilli par le peintre, qui oscille entre l’émerveillement, l’exaltation de se voir offrir une telle tâche, et le déchirement, car la fille du peintre qui pose pour cette toile lui inspire les plus tendres sentiments. Or il n’est qu’un domestique, contraint de rester à sa place. Cet amour est aussi une transgression sociale. Et elle, à qui pense-t-elle ? Là aussi, un jeu de regards, une mise en abyme, la vie et l’art se mêlent étroitement.


Ce jeune garçon s’interroge aussi sur son propre talent, sur sa propre capacité à trouver sa voix, sa voie, comme artiste, et il devra faire des choix, vivre des ruptures. Pour moi, il y là une dimension initiatique.


Pour poursuivre la question précédente, et alors qu’il est déjà difficile de s’identifier à un seul personnage dans un roman, vous réussissez l’exploit de créer trois personnages auxquels l’on peut s’identifier aisément, chacun doté d’une voix, d’une pensée – et cela se répercute même dans le style d’écriture, qui diffère très sensiblement selon les personnages. Comment avez-vous géré la démultiplication des narrateurs ?


Vous savez, dès que la camera oscura intime, mentale, se met en route, chaque personnage trouve sa propre voix, sa silhouette, son histoire, son désir, ses failles, et l’auteur accueille ce qui est là, il entre en chacun d’entre eux.


Mais on ne peut écrire que ce que l’on ressent, au plus profond de soi, et il s’opère tout un échange entre mon histoire personnelle, mon vécu, et ce que je prête aux personnages ; c’est à cette seule condition que les choses sonnent juste. Sinon, on raconte seulement une histoire. On peut écrire apparemment loin de soi, et en même temps être très personnel, c’est tout un travail de décantation, filtrage, transposition qui finalement permet la plus grande liberté.


Ensuite, le travail a consisté à trouver les bons enchaînements, les ruptures, les transitions, les réponses entre les différentes voix, pour que l’ensemble soit fluide, cohérent. Enfin j’espère !


Le peintre compose ce tableau en temps de guerres – sur lesquelles vous avez écrit de très belles lignes. Le peintre s’interroge parfois sur sa fonction et sur son talent face à la misère de la guerre, son ampleur. La femme, elle, semble se libérer de son histoire d’amour pesante et complexe grâce à la contemplation de ce tableau. Ma question va paraître vaste : selon vous, que peut l’art face à la haine ?


Vaste question en effet ! Je crois qu’il faut faire preuve de beaucoup de modestie dans ce domaine. La parole des artistes est essentielle et fragile. Je ne crois pas qu’on puisse changer la nature humaine qui se nourrit de ses oppositions, de violence, de haine, et aussi d’amour et de générosité. Je ne crois pas aux discours militants, sociétaux, sur l’art et l’artiste. Rien de pire qu’une œuvre démonstrative, pédagogique ou à message !


Il me semble que les choses se jouent davantage de façon individuelle, dans le face à face provoqué entre une œuvre et celui qui la rencontre. Si cela permet de modifier, d’infléchir le regard porté sur l’autre, en suscitant l’interrogation, la réflexion l’empathie, la curiosité, en faisant ressentir que cet autre n’est pas un ennemi, un étranger, mais un frère humain, qui éprouve les mêmes émotions, les mêmes joies, les mêmes peurs, les mêmes peines, c’est déjà considérable.


La dernière question est toujours la même, pour chacun des entretiens : qu’y a-t-il de vous, dans votre roman ?


Il n’y a pas une page, une ligne dont je sois absente. Le matériau de mes livres est celui de ma vie, de ce que j’ai éprouvé ou vécu, de ce qui m’a bousculé, bouleversé, interrogée, révoltée, même si les situations ou les personnages peuvent a priori paraître éloignés de moi.


C’est toute la question de la présence et de l’effacement de l’ego, pour faire émerger quelque chose qui dépasse la simple vie de l’auteur. Et vous connaissez bien sûr ce merveilleux mot de Cendrars, à qui on demandait s’il avait vraiment pris le Transsibérien : Qu’importe, du moment que je vous y aie emmené... Comment mieux dire ?



Nous voulons remercier vivement Gaëlle Josse pour ses réponses qui apportent un bel éclairage à l'élaboration de son roman.


L'ombre de nos nuits (Noir sur blanc)

 
 
 

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