Cinq questions à... Philippe Claudel
- Edgar Dubourg
- 24 janv. 2016
- 3 min de lecture

Votre personnage est scénariste-réalisateur et sépare, par bien des aspects, la littérature et le cinéma. Il parle, par exemple, de la linéarité, qu’il érige en règle dans le champ du cinéma, alors qu’il dit de la littérature qu’elle est « le plus libre des arts ». Travaillez-vous, vous-même, différemment selon si vous écrivez un roman ou un scénario ?
Ce ne sont pas les mêmes approches : le roman naît du langage et de lui seul. Le cinéma n'est pas un art du langage, même si celui-ci y est utilisé, mais c'est un instrument parmi tant d'autres (jeu des acteurs, lumière, décor, costume, rythme, montage, etc). C'est avec des images, des désirs d'images, que je commence à réfléchir à un film. Il n'y a jamais d'hésitation, lorsque j'envisage une création, entre cinéma et littérature. Les deux gestes me permettent d'explorer des dimensions différentes. Elles se complètent. Elles s'enrichissent aussi car ce roman est un roman où le cinéma est à la fois présent comme personnage, arrière-plan de référence, mais aussi comme technique: je l'ai construit comme je filme, en choisissant les focales, les valeurs de plan, les ruptures, les mouvements de caméra, les procédés de montage.
Le narrateur, au début du roman, regarde de sa fenêtre les appartements d’en face. Il « espionne » ses voisins. Il se demande ensuite : « devrais-je laisser […] mon imagination modeler et remplir […], ou bien au contraire fallait-il aller peu à peu dans le domaine de la vie, de la vie réelle ? » Que répondez-vous à cette question ? En d’autres termes, car c’est aussi la question que se pose le personnage, pensez-vous que l’inspiration procède davantage de la vie réelle ou de l’imagination ?
Inspiration est un mot que je n'aime guère car il donne le sentiment que le souffle qui amène la création procède d'une essence quasi-divine, en tout cas peu humaine. L'artiste est simplement un être sensible qui transforme, par une sorte de distillation qui lui est propre, sa perception du monde en une oeuvre. Pour reprendre votre terminologie, on pourrait avancer que "vie réelle" et "imagination" ne cessent de s'amalgamer, ou plutôt que l'imagination est une forme décantée ou sublimée des sensations que la vie réelle inscrit dans la chair et l'âme de l'artiste.
Dans votre roman, vous abordez à la fois une grande amitié, et deux histoires d’amour. L’on peut être surpris de ce que ces histoires ne se mélangent presque jamais. Il n’y a par exemple jamais Elena et Eugène dans la même page. L’amitié et l’amour vous semble-t-il deux territoires distincts ?
J'en ai l'impression. Je ne vois pas pourquoi on les mêlerait. En tout cas, pour les personnages de ce roman, c'est certain. Dans la vie, la personne que vous aimez peut se révéler être aussi votre meilleur ami, mais c'est rare il me semble. Nous avons là affaire à des sentiments distincts, qui possède leur nature singulière, leurs modes de fonctionnement séparés, et qui témoignent aussi d'un rapport à son corps et au corps de l'autre qui ne peut les faire se confondre.
Alors que votre roman traite de sujets tristes de prime abord — la mort, la vieillesse, l’oubli, le temps — on sent votre personnage apaisé, et le roman n’est pas du tout aussi sombre que certains de vos précédents ouvrages. Comment expliquez-vous ce paradoxe ?
Je ne suis pas certain que le mot "triste" puisse convenir pour qualifier les sujets que vous énumérez et qui sont en effet au coeur du livre. Ce sont des sujets réels, qui touchent toutes les vies humaines. Ils peuvent paraître tragiques. Ils sont graves, mais pas tristes. Ils sont, un point c'est tout. Nous ne devons pas les éluder, les ignorer. L'arbre du pays Toraja est à mon sens un roman de lumière et de célébration de la vie car justement il montre que la maladie et la mort, par leur présence incontournable, devraient nous pousser constamment à célébrer les vertus et valeurs essentielles dans nos existences, que chaque seconde de celles-ci devraient être goûtées comme des instants miraculeux. L'amitié, l'amour, la lecture, le cinéma, l'art en général, les voyages, le vin, les plaisirs, sont constamment présents dans ce roman, et c'est bien cela qu'il faut retenir de la vie. C'est bien avec cela qu'il faut l'enrichir, de façon à ce que son temps borné devienne un temps accompli et plein.
La dernière question est la même pour tous les écrivains que nous interviewons : qu’y a-t-il de vous, dans votre roman ?
Je suis dans chaque mot. Je suis dans chaque sentiment exprimé. Le roman est un peau vivante derrière laquelle je vis.
Un très grand merci à Philippe Claudel, pour ses justes et belles réponses.
L'arbre du Pays Toraja (Stock)

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