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Pourquoi faut-il lire... La Place

  • Edgar Dubourg
  • 6 déc. 2015
  • 3 min de lecture

Annie Ernaux raconte dans La place la vie de son père. De A à Z. Son travail. Sa mobilisation dans la guerre. Le fossé culturel qui les sépare lorsqu’elle-même devient professeur. La distance. L’éloignement. Le décalage générationnel. Et finalement, malgré tout ça, l’amour d’une fille pour son père. Tout ça avec une émotion qui sort de l’ordinaire. Cette émotion est d’autant plus étrange qu’elle est involontaire. Ernaux assure écrire d’une écriture « plate », délibérément neutre. Essayons donc de comprendre ce paradoxe.


Elle l’explique elle-même à la page 24 (de l’édition Folio) :


« Depuis peu, je sais que le roman est impossible. Pour rendre compte d’une vie soumise à la nécessité, je n’ai pas le droit de prendre d’abord le parti de l’art, ni de chercher à faire quelque chose de passionnant ou d’émouvant. Je rassemblerai les paroles, les gestes, les goûts de mon père, les faits marquants de sa vie, tous les signes objectifs d’une existence que j’ai aussi partagée. Aucune poésie du souvenir, pas de dérision jubilante. L’écriture plate me vient naturellement, celle-là même que j’utilisais en écrivant autrefois à mes parents pour leur dire les nouvelles essentielles. »


Et c’est exactement ce qu’elle fait. Elle raconte une vie, elle dresse un portrait qui se veut sans émotion, sans nostalgie. Et justement, cette écriture « plate », qui se voulait ni « passionnante », ni « émouvante », devient au fil des pages très puissante, très intéressante, très vraie et in fine bouleversante.


Peut-être est-ce l’objectivité affichée comme telle et recherchée qui permet de transmettre plus d’émotions et plus de vérités ? En effet, cela permet de rendre compte objectivement et donc de façon très réaliste, ou même très réelle, la vie de son père. Dans un interview avec Bernard Pivot, elle raconte :


« Je n’ai pas à commenter. Je dis les faits tels qu’ils sont. Il me semble que cela suffit ».


Dans son entretien avec Michelle Porte (Le vrai lieu, Gallimard, 2014), elle explique cela :


« Je n’écris qu’avec des images visuelles intériorisées, des images de la réalité aussi, qui m’amènent vers l’idée. L’idée, l’idée ne précède pas, elle vient après. Elle vient par exemple de souvenirs très forts qui ont véritablement la consistance des choses. Les souvenirs sont des choses. Les mots aussi sont des choses. Il faut que je les ressente comme des pierres, impossibles à bouger sur la page, à un moment […]. Écrire, je le vois comme sortir des pierres du fond d’une rivière. C’est ça. »


Sa relation aux souvenirs est passionnante. En lisant son œuvre (et entre autres, La place), on comprend précisément cela. On a cette impression qu’elle plonge dans ses souvenirs, et on l’accompagne, on plonge avec elle. Et on la suit dans sa réflexion sur ses propres souvenirs, sur ce qu’ils font, ce qu’ils forment, ce qu’ils permettent : en transparence, on apprend à connaître Annie Ernaux, et on aime la connaître.


« Quand je faisais mes devoirs sur la table de la cuisine, le soir, il feuilletait mes livres, surtout l’histoire, la géographie, les sciences. Il aimait que je lui pose des colles. Un jour, il a exigé que je lui fasse faire une dictée. »


« Il disait toujours ton école, et il prononçait le pen-sion-nat, la chère sœu-sœur (nom de la directrice), en détachant, du bout des lèvres, dans une déférence affectée, comme si la prononciation normale de ces mots supposait, avec le lieu fermé qu’ils évoquent, une familiarité qu’il ne se sentait pas en droit de revendiquer. Il refusait d’aller aux fêtes de l’école, même quand je jouais un rôle. Ma mère s’indignait, “il n’y a pas de raisons pour que tu n’y ailles pas”. Lui, “mais tu sais très bien que je vais jamais à tout ça”. »


Dans son livre, les phrases en italique sont les phrases que disait souvent son père, des expressions lourdes de sens, qui permettent une immersion facile dans cette époque, dans ce contexte. Dans son interview avec Bernard Pivot, elle explique :


« Les phrases qu’on emploie retracent vraiment le monde dans lequel on vit. »


Elle ne cherche pas à faire de la littérature avec sa vie, avec son histoire. Elle trouve ce qui relève de la littérature dans sa vie, dans sa mémoire. C’est très différent et sa méthode est sûrement la bonne. Elle trouve les mots. Elle dit, dans une interview avec Bernard Pivot :


« Le roman embellit toujours. »


Annie Ernaux, elle n’écrit pas un roman. Elle n’écrit pas un récit. Elle n’écrit pas un portrait. Elle n’écrit pas une biographie. Elle écrit. Tout simplement.


La Place, Annie Ernaux (Gallimard)

 
 
 

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